Votre recherche

La dénutrition: Interview avec le Dr Ronan THIBAULT [1/2]

Share

La dénutrition: Dr Ronan THIBAULT, médecin hépato-gastro-entérologue et nutritionniste répond à nos questions

En 2022, la dénutrition est une maladie qui touche 2 millions de citoyens français [1] et jusqu’à 40% des patients hospitalisés [2]. Découvrez dans cet article l’entretien avec le Docteur Ronan THIBAULT, médecin hépato-gastro-entérologue, nutritionniste et docteur en Sciences de la Vie, et professeur en Nutrition, qui évoque la dénutrition dans son quotidien et les leviers pour s’adapter et répondre aux besoins des patients.

 

Ronan Thibault est médecin hépato-gastro-entérologue et nutritionniste et docteur en Sciences de la Vie, et professeur en Nutrition. Il est actuellement responsable de l’unité Nutrition, du centre labellisé de nutrition parentérale à domicile, et président du Comité de Liaison Alimentation Nutrition au CHU de Rennes, et responsable de l’enseignement de la Nutrition en Santé à l’Université de Rennes. Il est membre du Conseil Scientifique de la Faculté de Médecine. Il a supervisé 25 travaux de thèse ou master pour des diplômes scientifiques ou médicaux. Il a reçu au total 2,2 millions d’euros de subventions pour 16 projets de recherche en tant qu’investigateur principal ou associé. Ses intérêts de recherche sont : la nutrition humaine, l’alimentation et la dénutrition hospitalière, la composition corporelle, la nutrition artificielle en réanimation, le métabolisme intestinal. Il effectue ses recherches à l’Institut NuMeCan (Nutrition Metabolism Cancer), INSERM, INRAE, Univ Rennes.

Le Pr Thibault a été membre permanent du comité scientifique de la société européenne de nutrition clinique et métabolisme (ESPEN) et a été président du comité éducationnel de la société francophone de nutrition clinique et métabolisme (SFNCM), et membre de son Conseil d’Administration.

Il est l’auteur de 150 publications dans des revues scientifiques nationales et internationales et des livres.

Selon vous quel est le profil du patient atteint par la dénutrition? Quelles sont les pathologies les plus souvent liées à la dénutrition ? 

La dénutrition peut toucher n’importe qui, à l’occasion d’une maladie aiguë ou d’une maladie chronique, que ce soient des patients à l’hôpital ou à domicile. Aujourd’hui, 30 à 40% des patients hospitalisés sont touchés par la dénutrition. Le Collectif de lutte contre la dénutrition avait estimé à peu près à 2 millions le nombre de patients dénutris en France.

Nous suivons des patients en nutrition artificielle, mais toutes les dénutritions ne vont pas forcément être traitées par la nutrition artificielle, incluant la nutrition entérale et parentérale.

Les patients touchés par la dénutrition et traités par nutrition artificielle sont le plus souvent les patients d’oncologie et porteurs de maladies neurologiques/neuromusculaires. L’oncologie médicale ou chirurgicale correspond à des patients qui ont des séquelles ou un cancer digestif / ORL traités. Les maladies neurologiques englobent les patients souffrant des séquelles d’AVC ou de maladies neurodégénératives. A l’hôpital, l’ensemble des situations de réanimation, de péri opératoire et notamment de post opératoire quelle que soit la discipline mais surtout la chirurgie digestive ou ORL, la chirurgie cardiaque aussi sous certains aspects, vont se compliquer de dénutrition, et ce, sur une période pouvant durer jusqu’à plusieurs mois, notamment pour la chirurgie digestive.

D’autre part, de façon plus large, la dénutrition est accentuée par le facteur âge, en effet, 40 à 50% des patients de plus de 70 ans sont touchés par la dénutrition contre 20/30% pour les plus jeunes.

Les patients sont-ils plus nombreux qu’il y a 10 ans ou simplement mieux diagnostiqués ? Est-ce que par rapport au nombre de patients effectivement dénutris, plus sont diagnostiqués aujourd’hui ?

Je crois que ce n’est pas forcément le cas, malheureusement, cela dépend ce qu’on appelle diagnostiquer. Sur le terrain, on a l’impression que les équipes vont plus attention à l’état nutritionnel de leurs patients. Mais les chiffres du ministère communiqué par les hôpitaux indiquent qu’il n’y a pas plus de diagnostics de dénutrition, parce que le codage de la dénutrition indique des chiffres très inférieurs à la réalité. La vision du ministère, c’est le codage via le PMSI (Programme de Médicalisation des Systèmes d’Information), un outil de description et de mesure médico-économique de l’activité hospitalière. Donc là, si on regarde ça, on est clairement en dessous, 5 % en moyenne dans un hôpital, alors que toutes les études observationnelles dans le monde indiquent une prévalence de la dénutrition de 40 %.

Cependant, les collègues sont peut-être plus sensibilisés aujourd’hui sur la dénutrition. Je pense qu’il y a d’ailleurs plus de compléments nutritionnels oraux qui sont prescrits qu’avant. Pour ce qui est de la nutrition artificielle, je trouve qu’il y a une stagnation.

Je pense qu’il faut dire que l’on est loin d’avoir gagné la partie et que c’est encore une maladie qui est sous reconnueIl y a encore des peurs, notamment des soignants, par rapport à des idées reçues sur la dangerosité d’une sonde de nutrition entérale, encore considérée comme invasive, dangereuse, et douloureuse, à l’opposé de la réalité et des bénéfices qu’elle apporte au patient. Car les soignants s’imaginent, se projettent l’image d’eux-mêmes en bonne santé avec une sonde. Mais s’il est expliqué au patient que lorsqu’on est malade avec un cancer et que, à cause de la dénutrition, son cancer ne peut pas être traité ou pas aux doses optimales, alors les patients sont en faveur de la nutrition entérale. Donc il faut encore développer cette démarche d’information et d’éducation auprès des équipes soignantes, qui est encore insuffisante.

Est- ce que l’évolution de la population, des pathologies et des habitudes de vie influence le nombre de personnes touchées par la dénutrition ?

Je vois ce que vous voulez dire, vous avez raison. A Genève, j’avais contribué à analyser des données d’un questionnaire sur la prise alimentaire des patients hospitalisés et on avait montré en dix ans, entre les années 2000 et 2010, qu’il n’y avait pas eu de changement dans la proportion de patients qui ne mangeaient pas suffisamment à l’hôpital. C’était deux patients sur trois à peu près. Cela pouvait paraitre décevant sachant que dans les dix ans, évidemment, l’hôpital avait mise en place beaucoup de mesures pour améliorer la prise alimentaire des patients et leur couverture en besoins nutritionnels, notamment en prescrivant plus de CNO, en étoffant l’équipe diététique, en améliorant les repas proposés aux patients à l’hôpital… mais on avait expliqué ça à l’époque par le fait que le poids, l’indice de masse corporelle (jouant sur le calcul des besoins) et l’âge des patients avaient augmentés. De plus, le fait qu’il y ait plus de maladies chroniques faisait que finalement, les patients étaient potentiellement plus graves. Finalement, notre conclusion avait été de dire que, si nous n’avions pas mis en place ces changements, la sous nutrition se serait clairement aggravée. Donc toutes les mesures qu’on a pu mettre en place avaient pu permettre de maintenir le niveau à deux tiers. Alors que ça aurait pu être 80 ou 90 % si on n’avait rien fait.

Je pense que pour la dénutrition, là, c’est un peu pareil. On va avoir de plus en plus de patients dénutris. Effectivement, je pense notamment à la réanimation ou aux patients souffrant de maladies chroniques. Beaucoup de progrès ont été faits, on sauve des vies, on prolonge des vies de patients qui seraient décédés il y a 20 ans plus rapidement, mais ils survivent au détriment de séquelles nutritionnelles, d’une masse musculaire diminuée et donc d’une dénutrition et d’une sarcopénie. Et donc c’est là qu’on doit être meilleur. Et puis ne pas considérer que le patient est guéri parce qu’il survit à la réanimation, non, le patient, à ce moment-là n’a plus de muscles, il est épuisé et a une qualité de vie médiocre, il faut donc qu’on les aide à retrouver une vie normale.

Donc je pense qu’effectivement on va avoir un potentiel plus important de patients dénutris dans le futur et c’est aussi pour ça que les collègues s’en soucient un peu plus, c’est qu’ils savent que l’état de santé de leur malade dépend de leur état nutritionnel aussi.

En conclusion, vieillissement de la population + maladie chronique + progrès de la médecine = plus de dénutrition.

Découvrez dans la deuxième partie de l’article certains des leviers qui pourraient être utilisés pour s’adapter et répondre aux besoins des patients.